L’Arménie est sous le feu et l’Europe regarde ailleurs.

Nathalie Loiseau
6 min readSep 25, 2022

C’était le 31 août à Bruxelles. Nikol Pashinyan, le Premier ministre arménien et Ilham Aliev, le Chef de l’Etat azéri se rencontraient sous les auspices de Charles Michel, le Président du Conseil européen. D’après plusieurs témoignages, la rencontre fut difficile mais aboutit à un engagement réaffirmé en faveur de la négociation vers un accord de paix entre les deux pays.

C’était il y a un moins d’un mois, c’était il y a un siècle. Moins de deux semaines plus tard, l’Azerbaïdjan lançait une série d’attaques contre le territoire internationalement reconnu de l’Arménie. Je ne parle pas ici du Haut-Karabakh, région disputée dont le statut définitif n’est pas encore réglé, dont les habitants revendiquent le droit à l’autodétermination mais que l’Azerbaïdjan a partiellement repris par la force en 2020. Non. Ce dont il s’est agi depuis le 13 septembre, c’est d’une série d’attaques contre l’Arménie souveraine, indépendante et internationalement reconnue. Cela vous fait penser à quelque chose ? Vous avez raison. Oui, de même que la Russie bafoue la souveraineté, l’indépendance et la reconnaissance internationale de l’Ukraine, voici que l’Azerbaïdjan bafoue les mêmes principes fondateurs de l’ordre international à l’encontre de l’Arménie. Ce qui diffère, c’est l’absence quasi totale de réaction en Europe.

On n’a presque rien entendu. Des appels à la désescalade, en termes relativement convenus et peu suivis d’actions concrètes. Une tendance générale à renvoyer dos à dos agresseur et agressé, Bakou et Erevan, en leur demandant poliment de bien vouloir régler leurs problèmes rapidement, sans faire trop de bruit ni déranger une communauté internationale occupée ailleurs.

Le plus actif des Européens fut Emmanuel Macron, qui appela immédiatement le Premier ministre arménien et convoqua une réunion du Conseil de Sécurité. Mais pour le reste, l’Europe a obstinément regardé ailleurs.

Pourtant…Pourtant les hostilités ont clairement été déclenchées par Bakou, au prétexte d’actions de sabotage prêtées à l’Arménie qui n’ont pas été confirmées et paraissent improbables. Pourtant, l’offensive a porté sur plusieurs points du territoire arménien, jusqu’à 40 km de la frontière avec l’Azerbaïdjan, y compris sur des villes, Jermuk, Goris, Kapan, y compris contre des populations civiles. Pourtant, des atrocités ont été commises par des soldats azéris, en particulier contre des femmes arméniennes. Le cas d’Anush Apetyan, soldate arménienne faite prisonnière à Jermuk, violée, torturée et assassinée par des soldats azéris transformés en monstres, est d’une barbarie sans limite qui rappelle les crimes commis en Ukraine par les soudards russes.

Dans quel abîme est donc tombée la cause arménienne pour que si peu en Europe y prêtent attention ? Rarement on aura vu pays autant victime de sa géographie. Parce que le président turc Recep Tayyip Erdogan poursuit son rêve d’unification du monde turcique et qu’il n’a jamais voulu reconnaître le génocide dont son pays s’est rendu coupable à l’encontre du peuple arménien, il soutient sans réserve les visées expansionnistes de l’Azerbaïdjan. Bakou de son côté semble échapper à tout contrôle: plus que jamais gavé des revenus de ses hydrocarbures, le régime d’Ilham Aliyev n’écoute plus guère ni Ankara, qui s’enfonce dans une crise économique, ni Moscou, empêtré dans sa désastreuse campagne d’Ukraine. Au Sud, l’Iran des mollahs ne peut être d’aucun secours pour l’Arménie qui, sagement, a toujours repoussé ses offres de médiation.

Beaucoup, en Europe, reprochent à Erevan d’être trop dépendant de la Russie. C’est à la fois une réalité que l’Arménie paye au prix fort et un faux procès qu’il faudrait cesser de lui faire. Une réalité car, en 2020, lorsque l’armée azérie a reconquis une part significative du Haut Karabakh, infligeant à l’Arménie une humiliante défaite, c’est la Russie et elle seule qui a su, voulu et pu imposer un cessez-le-feu. C’est la Russie, et elle seule, qui a envoyé des observateurs pour maintenir le nouveau statu quo et empêcher que les troupes azéries ne marchent sur Stepanakert.

Cela fait-il de Moscou et Erevan des alliés confortables ? En aucune manière. D’une part la guerre de 2020 n’a pu avoir lieu qu’avec l’assentiment au moins passif de la Russie. Il y a de bonnes raisons de penser que Vladimir Poutine n’était pas mécontent de voir Nikol Pashinyan, un Premier ministre qui cherchait, l’impudent, à démocratiser l’Arménie et à l’éloigner de la sphère russe, en proie à d’extrêmes difficultés et obligé de mendier l’aide de Moscou. Tout comme l’Ukraine, l’Arménie est punie par là où elle a péché : s’être tournée vers l’Ouest et vers la démocratie, crimes impardonnables pour le Kremlin.

En 2022, la situation est encore plus sérieuse pour Erevan. Vladimir Poutine a lancé la Russie dans une aventure militaire en Ukraine où il a multiplié les erreurs de calcul. Moscou est aujourd’hui affaibli, isolé et moins respecté qu’il ne l’a été. Bakou et Ankara en ont immédiatement tiré la conclusion qu’un nouvel assaut contre l’Arménie se ferait sans réaction majeure de la Russie et ont eu raison sur ce point. On peut craindre en outre entre Vladimir Poutine et Réception Tayyip Erdogan, autocrates à la fois concurrents et complices, une forme de marchandage et de partage des zones d’influence : à Moscou l’Ukraine, à Ankara le Caucase du Sud. Si tel est le cas, la situation de l’Arménie est encore plus préoccupante qu’il n’y parait.

C’est là, précisément, qu’existe une opportunité dont on attend que l’Europe s’empare. Jamais l’Arménie n’a été aussi seule. Jamais elle n’a autant cherché des Alliés. Les Etats-Unis ne s’y sont pas trompés, qui ont envoyé Nancy Pelosi en visite officielle en Arménie et dont le Secrétaire d’Etat Antony Blinken a envoyé un message de fermeté à l’Azerbaïdjan. Des responsables de l’OTAN ont rencontré Nikol Pashinyan en marge de l’Assemblée générale des Nations Unies a New York.

Aussi, je repose la question. Où sommes-nous, où est l’Europe ? Certes, le Groupe de Minsk, dont la France est co-présidente, est en sommeil au vu de la difficulté à asseoir ensemble les deux autres co-présidents, les Etats-Unis et la Russie, dans le contexte actuel, mais aussi en raison de l’hostilité manifeste que lui porte l’Azerbaïdjan. Soit. Il n’y a pas de raison d’être attaché par automatisme à un format diplomatique lorsqu’il n’est pas suffisamment fonctionnel, d’autant que le Groupe de Minsk se limite au conflit du Haut-Karabakh. Le Président du Conseil européen Charles Michel a souhaité tenter depuis plusieurs mois une médiation entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ? Il y aurait eu de quoi se réjouir et le féliciter si elle avait obtenu des résultats et surtout si elle avait réussi à empêcher l’offensive de mi-septembre. Ce n’est manifestement pas le cas.

Pourtant, il n’y a aucune raison de se démobiliser ni de céder au fatalisme, tout au contraire. Ne rien faire face à l’agression azérie contre l’Azerbaïdjan serait accréditer un reproche de « deux poids-deux mesures » en comparaison avec l’engagement fort et légitime de l’Europe au côté de l’Ukraine. Ce serait également courir le risque de voir Bakou pousser ses incursions plus avant en terres arméniennes, dans le corridor entre les territoires que l’Azerbaïdjan contrôle au Haut-Karabakh et son enclave du Nakhichevan, près, très près d’Erevan. Ce serait assumer tous les risques d’un vide sécuritaire créé par la faiblesse actuelle de la Russie. Il existe à l’inverse une opportunité propice à reprendre des propositions et un rôle de stabilisation qu’on attend de l’Europe auprès de ses partenaires orientaux. L’envoi d’observateurs internationaux sur le terrain, la poursuite et la finalisation des échanges de prisonniers, le tracé d’une frontière internationale reconnue entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont autant de chantiers inachevés que l’Europe pourrait et devrait reprendre à son compte, en passant par l’Union européenne ou par l’OSCE.

Aucun autre pays mieux que la France ne connaît et ne soutient la cause arménienne en Europe. Il y a donc un gigantesque travail de conviction de nos partenaires à entreprendre pour convaincre l’Europe de s’engager davantage. Il faudra pour cela que la diplomatie arménienne y consacre les efforts nécessaires. Mais dans la situation sombre que connaît l’Arménie d’aujourd’hui, le moment d’un réengagement européen est à la fois urgent, souhaitable et possible et il doit être saisi.

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Nathalie Loiseau

Députée européenne. Présidente de la sous-commission Sécurité et Défense. Ancienne ministre chargée des Affaires européennes.